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Tropique du Cancer Details
C'est maintenant l'automne de ma seconde année à Paris. On m'y a envoyé pour une raison dont je n'ai jamais pu sonder la profondeur.Je n'ai pas d'argent, pas de ressources, pas d'espérances. Je suis le plus heureux des hommes au monde. Il y a un an, il y a six mois, je pensais que j'étais un artiste. Je n'y pense plus, je suis ! Tout ce qui était littérature s'est détaché de moi. Plus de livres à écrire, Dieu merci ! Et celui-ci, alors ? Ce n'est pas un livre. C'est un libelle, c'est de la diffamation, de la calomnie. Ce n'est pas un livre au sens ordinaire du mot. Non ! C'est une insulte démesurée, un crachat à la face de l'Art, un coup de pied dans le cul à Dieu, à l'Homme, au Destin, au Temps, à la Beauté, à l'Amour !... à ce que vous voudrez.
Reviews
De quoi est-il exactement question dans ce roman autobiographique si controversé ? De la rencontre, à l'aube des années 30, d'un chercheur d'extase américain et de la faune parisienne. De l'acceptation taoïste par un libertaire fauché de la vie et du chaos indescriptible qu'elle charrie alors : misère, crasse, débauche, filouterie mais aussi amitié, bouillonnement artistique, jovialité... Miller se met en scène dans un décor passablement glauque et en tire une rhapsodie exubérante, démesurée, sorte de journal décomplexé où sa ferveur lyrique sublime des appréciations esthétiques et métaphysiques.En 1930, sur le conseil de sa femme June, Miller quitte New York et son cauchemar climatisé, fuit la servitude argentée de l'american way of life. Il s'exile à Paris où il se livre à un vagabondage picaresque, une bohème insouciante : « Je n'ai pas d'argent, pas de ressources, pas d'espérances. Je suis le plus heureux des hommes au monde ». Il souhaite ardemment percer en tant qu'écrivain, croit profondément en sa fibre artistique. Rien d'autre ne l'intéresse, hormis vivre sans entrave. Surtout ne plus perdre sa vie à la gagner, ne plus s'enferrer comme une proie apeurée entre les mâchoires d'un patron comme il le fit en Amérique pour subsister. « Je suis un homme libre ?? et j'ai besoin de ma liberté. J'ai besoin d'être seul ».Il se laisse emporté par le cours de la vie, ses aléas, ses galères, ses plaisirs, ses excès. Pour autant, il ne s'enferme pas dans un comportement strictement jouisseur : dès qu'il le peut il s'attable, solitaire, et pose sur le papier les premières pierres du Tropique du cancer, fleurs du mal destinées à purger l'amertume accumulée pendant des années d'infortune. Il relate avec une énergie, une truculence et une verdeur ébouriffantes ses nombreuses rencontres jalonnées de beuveries, de fornications, de causeries. Et l'alchimie opère. La mise en mots n'amoindrit pas le réel, au contraire elle l'embrase. Son encre coule telle une lave, son inspiration jaillit tel un crachat : « J'aime tout ce qui coule : les fleuves, les égouts, la lave, le sperme, le sang, la bile, les mots, les phrases ». On pourrait ajouter la pisse, même chaude. Son oeuvre fait intensément corps avec sa vie. Elle restitue fidèlement son appétit rabelaisien ainsi que l'atmosphère rustre du Paris des années 30. Elle se gorge, comme un fleuve après l'orage, d'impressions, d'images, de sentiments qui crépitent encore un siècle plus tard sous nos yeux fascinés de lecteurs.Si Miller trempe sa plume dans la fange et le foutre, piétine allègrement les tabous, carbure à l'électrochoc verbal, il n'en reste pas moins un observateur hors pair, un conteur particulièrement curieux de ses congénères. Au-deçà de son apparat dionysiaque et concupiscent couve une sensibilité prophétique exacerbée par sa répulsion des convenances, son allergie aux diktats matérialiste et utilitariste.Fréquemment, les mésaventures donquichottesques de Miller et de ses compagnons tournent à la cocasserie. Notamment lorsque Macha, « princesse russe », accepte le logis mais regimbe à la bagatelle ou lorsqu'un hindou bigot et abstinent, pressé de consommer, défèque malencontreusement dans le bidet d'un lupanar.La composition du Tropique s??apparente à une chevauchée sauvage, un bric-à-brac sulfureux, une caverne alibabesque dont les richesses furent arrachées à la réalité par un Miller insurgé et vorace. « Je suis fier de dire que je suis inhumain, que je n'appartiens ni aux hommes ni aux gouvernements, que je n'ai rien à faire avec les croyances et les principes ».Appréhendons Miller, non pas par la lorgnette lubrique, mais à l??aune de son approche nietzschéenne axée sur l'épanouissement individuel des forces vitales et créatives.S'érigeant contre deux millénaires de glaciation judéo-chrétienne enténébrés de ressentiment et résistant à la prolifération des métastases idéologiques du nazisme et du stalinisme préfiguratrices d'une ère sanguinaire, Miller, armé de sa seule machine à écrire, est parvenu à réconcilier le corps et l'âme que Platon avait irréductiblement hiérarchisés. Longtemps incompris et ostracisé, le clochard céleste de Big Sur a allumé la mèche de la libération sexuelle des années 60 et a ouvert la voie à des écrivains comme Kerouac, Bukowski ou Roth.
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